Par Hubert Reeves (Émission du 24 janvier 2004)
Les mauvaises nouvelles qui nous arrivent sur le comportement des humains, aussi bien entre eux que dans leur rapport avec la nature, nous amènent souvent à une sorte de découragement et de fatalisme. Quel avenir espérer pour l'humanité ?
J'aimerais aujourd'hui, pour tenter de neutraliser cette tendance aux sombres pensées, poser une question hautement litigieuse : y a-t-il un progrès dans l'évolution du comportement humain lorsqu'on l'envisage à long terme ?
Une réponse généralement admise est la suivante : oui sur le plan de la technologie, non sur le plan de la morale.
Je vais pourtant tenter de démontrer qu'il y a également progrès sur le plan du comportement moral. Je me ferai, comme on dit, l'avocat du diable (expression mal choisie : il vaudrait mieux dire l'avocat de l'ange …). Je prétendrai, pour amorcer un débat, que l'histoire des hommes s'est effectivement accompagnée d'une humanisation.
Je citerai plusieurs faits qui me semblent significatifs. Les grands empires qui se sont installés en l'Occident depuis quatre ou cinq mille ans (Égypte, Rome) semblent avoir été largement insensibles à ce qu'on appelle aujourd'hui les droits de la personne (de toutes les personnes). Il y a deux mille ans, pendant les jeux du cirque, des humains s'étripaient et s'entretuaient devant des foules excitées. Des malheureux étaient livrés aux bêtes affamées sans que personne n'y trouve à dire. Les prisonniers de guerre étaient vendus comme esclaves, ou encore crucifiés et exposés sur la route triomphale du valeureux vainqueur.
Il y a quelques siècles à peine, les condamnés étaient exécutés en public, par le feu, par la hache ou la guillotine. Jusqu'à la fin du 18ème siècle, des bateaux chargés d'esclaves appareillaient pour les Amériques. Avec le siècle des lumières, la situation change progressivement. Le 19ème et le 20ème siècle voient l'abolition officielle de l'esclavage, la naissance de la Croix-Rouge, la réglementation du sort des prisonniers de guerre, l'émancipation des femmes dans un grand nombre de pays.
Oui mais … il convient ici d'objecter que des formes d'esclavage existent toujours : main-d'œuvre clandestine, tourisme sexuel, etc. Selon une enquête de l'Organisation Internationale du Travail des Nations Unies, le trafic d'êtres humains est en augmentation (près d'un million de personnes par an). Les massacres n'ont pas cessé (arméniens, juifs, tutsis). La condition féminine reste encore lamentable en de nombreux endroits : remémorez vous la situation en Afghanistan avant 2001. Non seulement l'instruction, mais même l'hospitalisation étaient refusées aux femmes. Et leur situation n'est pas encore enviable. Ceci n'est-il pas en contradiction avec l'idée d'une humanisation de l'humanité ?
Je dirais que non … L'important, pour notre discussion, c'est qu'aujourd'hui, ces faits déplorables sont connus et généralement blâmés à l'échelle internationale. Les horreurs sont nommées comme telles par une large fraction de l'humanité. Elles sont combattues, même si la réaction reste encore trop faible.
Plutôt que d'une amélioration de la morale, il faudrait parler d'une évolution de la sensibilité humaine, ou mieux encore, d'une compassion croissante et de plus en plus exprimée pour les autres humains. C'est déjà beaucoup. Et cela vaut la peine qu'on le mentionne …(…)
(…)Et même si des abus existent toujours, le seul fait qu'ils soient largement blâmés est encore un signe de progrès. Je voudrais aujourd'hui étendre cette argumentation à notre rapport aux animaux. Tout au long des millénaires passés, les humains ont exterminé une quantité incroyable d'espèces animales.
Les sociétés de protection des animaux ont été créées il y a un siècle à peine. Aujourd'hui il y en a un peu partout dans le monde, et leurs moyens d'actions sont de plus en plus importants. J'en profite pour signaler que je suis moi-même président de la Ligue pour la Préservation de la faune Sauvage, connue sous le nom de Ligue ROC, créée en 1976 par le grand humaniste Théodore Monod. Nous travaillons, entre autres sujets, à faire interdire les techniques de chasse particulièrement cruelles pour les animaux, ou l'emploi de poisons dans la nature. Notre mouvement rencontre beaucoup de sympathie, preuve qu'il correspond à des aspirations « dans l'air du temps ».
D'autres organismes travaillent à améliorer le sort des animaux destinés à la nourriture. Les élevages intensifs de poulets en batterie, et de cochons en caissons si petits que les truies n'ont même pas la possibilité de se retourner, sont maintenant largement déconsidérés, et en voie de bannissement, du moins dans nos pays riches. Les coutumes culinaires asiatiques qui consistent à battre longtemps les chiens ou à ébouillanter les carpes avant de les achever, pour en améliorer la saveur, paraissent de plus en plus révoltantes aux yeux des consommateurs occidentaux. Des mouvements d'opposition se manifestent contre les tests sur l'animal pour des produits cosmétiques. La publication de la Déclaration Universelle des Droits de l'Animal à l'Unesco montre bien l'évolution de la sensibilité moderne sur cette question. Même si les abus sont encore nombreux, le seul fait qu'ils soient signalés et désapprouvés va dans le sens d'un progrès. Pourtant, il reste que le meurtre est un élément inhérent de la nature. La vie animale en est toute empreinte. Évitez de vous trouver face-à-face à un ours polaire sans une arme : si vous le ratez, lui, il ne vous ratera pas !
Il ne s'agit pas de nier ce qu'on pourrait appeler, d'une façon tout à fait anthropomorphique, la « cruauté de la nature ». Notre devoir d'humain est d'humaniser la nature. L'ours ne sait pas qu'il peut nous faire souffrir, mais nous savons, nous, que nous pouvons le faire souffrir. Et cela nous donne une responsabilité : celle de minimiser cette souffrance, si elle s'avère nécessaire, si on doit, par nécessité ou en dernier recours, tuer.
Il n'y a pas si longtemps, on organisait des battues pour tuer les loups. Aujourd'hui, on les protège, et on cherche, non sans difficulté, à les faire admettre par les éleveurs de moutons qui ont perdu l'habitude de surveiller leurs troupeaux. Des bergers finissent par accepter le loup. Là aussi, on peut voir une évolution positive de la sensibilité humaine, et nous en réjouir.
Source : http://www.hubertreeves.info/chroniques.html